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La symbolique des grades FFK

Ci-après vous pouvez lire un article intéressant publié dans le Karate Webzine n°39 (octobre 2010)

Explication de Francis Didier

Au-delà d’une récompense artificielle, ou d’un folklore, le grade incarne la dynamique particulière des arts martiaux. Il nous apprend beaucoup sur le sens de notre pratique. Nous avons demandé au Président de la Fédération, Francis Didier, 7e dan, de nous en dire plus sur une question qu’il a longuement approfondie.

OKM : D’où viennent les grades ?

FD: C’est Jigoro Kano, créateur du judo, mais surtout grand esprit qui a voulu rassembler les arts martiaux, et au-delà tous les arts, les « voies » de son pays. C’était un homme moderne qui comprenait le sens de l’évolution de son époque et l’accompagnait. Il fut le premier président du Comité Olympique du Japon et son pays lui doit les Jeux de 1964, des années après sa mort. Lui-même était, un peu comme nous, à cheval entre le sport et la culture traditionnelle dont il avait compris la valeur. Il n’a jamais cessé d’ouvrir et d’avancer, mais sans renoncer à l’essentiel de la culture et des connaissances du passé. Nous lui devons notre tenue et nos grades.

Que symbolisaient-ils dans son esprit ?

Le sens particulier de la pratique martiale, qu’il a clarifié toute sa vie. C’est lui qui a utilisé et popularisé le mot « do », qui exprime qu’une pratique qui devient une « voie » vise un double objectif, inséparable et interagissant l’un avec l’autre : le développement technique et celui de l’esprit.

Ce que les Japonais désignent aussi par l’expression « Ki Kentai Ichi », « l’esprit, la technique — au sens de l’arme — et le corps ensemble ». Avec notre héritage chrétien, nous voyons les choses dans la dualité, le corps d’un côté, la tête de l’autre…

Nous faisons des cases là où les Orientaux voient une unité.

L’idéogramme japonais est une image claire que nous ne savons pas lire. Il y a tout dedans. « Do » montre un chemin à parcourir, un monde à explorer pour arriver à la compétence et à la maÎtrise de l’esprit qui va avec. Jigoro Kano a souhaité que les grades symbolisent les étapes de ce voyage, toujours dans un souci de clarté et de pérennité.

Avec nos différences culturelles, ces indications nous sont sans doute encore plus utiles qu’à ses contemporains japonais. On a vite tendance à l’oubli de notre spécificité. Le sport, la performance, la technique spectaculaire sont faciles à voir. L’esprit est invisible.

Que disent nos grades de la discipline ?

Ils manifestent la prédominance de l’esprit. C’est la spécificité des arts martiaux. Il y a sans doute à peu près la même dynamique dans la pratique des boxes par exemple, les mêmes bienfaits à en retirer, mais ce n’est pas exprimé dans la culture de ce sport.

Dans notre discipline, le but est clair et il serait bon que les pratiquants ne perdent jamais de vue cet aspect des choses. Notre pratique quotidienne est le véhicule de cet objectif double, technique, mais aussi mental.

Sous tous ses aspects : La compétition est un test physique, technique, mais aussi mental – et c’est pourquoi la défaite est noble parce qu’elle permet une remise en question. Une séance sans concentration, c’est une occasion gâchée et un signe de faiblesse. Le dojo est l’espace symbolique de ce travail à double effet. Il faut s’efforcer de laisser les scories du monde extérieur en dehors.

Le grade, c’est donc d’abord un symbole fort ?

Je crois qu’il est important pour chacun de s’interroger sur le sens de son grade. Sur sa signification symbolique. Le grade n’est pas une série de diplômes où l’on va du premier au dixième échelon comme dans la mentalité occidentale. C’est une progression circulaire, en quelque sorte. Une sphère, un cercle, comme celui formé par la ceinture nouée, dans lequel on commence ceinture blanche et l’on finit ceinture blanche, parcours accompli.

Quelle est la signification de chacun des grades ?

Voici mon interprétation des différentes étapes, dictée par mon expérience. J’engage chacun à approfondir son point de vue personnel.

Le premier dan, celui de la ceinture noire, est celui où l’on met de la technique sur le naturel. En quelque sorte, on salit l’instinct premier, on le tue. Vous avez atteint un niveau, celui du noir, symbole d’une valeur technique, mais aussi de la perte de l’instinct qu’on retrouve plus tard.

Le second dan introduit la dualité. C’est l’apprentissage du double et du doute. L’autre en nous-même nous tend un miroir qui nous permet de mieux nous connaître et de mieux nous affronter nous-même. C’est le combat pour la maîtrise du corps.

Le troisième dan est un grade important car c’est celui qui symbolise l’union des trois principes : le corps, la technique et l’esprit au-dessus, qui domine. à cette étape, l’esprit maîtrise le corps et la technique, ce que formulent les Japonais par l’expression « Shin-Gi-Tai » « L’Esprit, la Technique et le Corps ensemble ».

Le quatrième dan symbolise la maîtrise de la matière. C’est un niveau où le pratiquant doit avoir acquis le contrôle de ses émotions « viscérales ». La peur frappe au ventre et empoisonne l’esprit. Par exemple, si on vous jette une pierre, il y a de fortes chances que vous la preniez, car la peur va paralyser votre réaction. Si c’est une balle molle, vous saurez en revanche facilement l’esquiver. Ces émotions qui s’expriment par des crispations, le « ventre noué », doivent être maîtrisées. à ce grade, ces émotions-là ne doivent plus troubler votre esprit, qui commande les gestes.

Le cinquième dan indique la maîtrise parfaite de son art. C’est le temps de l’ouverture et des échanges pour confronter et comparer. C’est à ce niveau que l’on recommande en karaté d’aller voir les autres écoles.

Le sixième dan est une étape essentielle car c’est l’accomplissement du parcours volontaire. Tout ce qui pouvait être fait a été accompli sur le plan du travail technique. On entre dans le véritable travail de l’esprit.

Au septième dan, on bascule vers autre chose. Le travail de la maîtrise a été fait. Le mental, plus lent à arriver à maturité, continue de grandir. Le pratiquant accompli ne se tourne pas vers son passé glorieux, mais contemple ce qu’il y a encore devant lui.

Le huitième dan est une lisière, celui qui sépare les deux mondes, celui du visible et de l’invisible qui, pour les Japonais, sont intimement liés. à ce grade, le maÎtre se tient sur la ligne entrelacée des deux mondes.

Au neuvième dan, le cercle du visible commence à s’effacer. L’esprit du pratiquant est orienté vers le monde de l’invisible et laisse derrière lui les limites du matériel.

Au dixième dan, seul l’esprit reste. C’est un cercle, un point parfait, comme celui que les samouraïs dessinaient avant la bataille pour indiquer qu’ils étaient dégagés de leur vie et de ses contingences. Un dépouillement, un détachement complet, qui n’est plus troublé par rien. C’est le retour à l’origine, au point de départ, à la pureté, à la modestie du blanc, symbole de renaissance, de renouveau. La boucle est bouclée, le voyage est terminé.

C’est un idéal élevé…

Nous évoquons des notions idéales qu’il est difficile d’exprimer avec des mots. Il y a une histoire que j’aime bien, qui illustre cet idéal de maîtrise. Celle d’un moine encerclé par des bandits qui cherchent à le couper de leurs sabres sans y parvenir, et finissent par l’insulter en lui disant d’arrêter enfin de bouger tout le temps ! Ce à quoi le moine répond : « Je suis parfaitement immobile ». Ce qu’il faut comprendre c’est que c’est son esprit qui est immobile, c’est-à-dire détaché et serein, dans l’agitation qui l’entoure, ce qui lui permet de faire le geste toujours juste.

Le travail du corps dans la pratique développe l’esprit, par la suite l’influence de l’esprit dicte les progrès. Plus l’esprit est fort, moins le geste sera contraint, plus l’action sera pertinente, même quand le corps aura commencé à décliner. La vitesse d’exécution moindre est compensée par l’acuité de l’esprit et son pouvoir sur le corps. La vue baisse, mais les perceptions mentales continuent de s’affiner. On perçoit ce qui est invisible aux autres.

Ce sont des étapes symboliques de la pratique. Faut-il s’embarrasser d’un examen ?

Que serait un architecte qui ne présente pas ses projets ? La vie est faite d’évaluations, d’auditions et autres tests de niveaux. Présenter le résultat d’un travail qui a pris une vie crée de l’ouverture d’esprit. C’est un dialogue qui s’installe, un échange bénéfique, même aux examinateurs. Le passage de grade fait partie de la pratique elle-même, parce qu’il vous oblige à travailler et parce qu’il vous offre le regard des autres, dont on a besoin parce c’est eux qui nous disent : « Tu es arrivé à ce niveau ».

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